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Psychanalyse des contes et dessins animés

Le Roi lion : L’Œdipe du petit garçon et le meurtre du père

Walt Disney expliqué aux adultes

par Christophe BORMANS


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Christophe Bormans, « Le Roi lion : L’Œdipe du petit garçon et le meurtre du père », Psychanalyse des contes et dessins animés (Walt Disney expliqué aux adultes).

LE ROI LION
L’Œdipe du petit garçon et le meurtre du père

Le Roi lion est le quarante-troisième dessin animé produit par le studio d’animation Walt Disney Pictures en format long-métrage (classique d’animation). Sorti le 15 juin 1994 aux États-Unis, il devient rapidement le second plus gros succès d’animation de l’histoire du cinéma, aussi bien en termes financiers qu’en nombre de spectateurs (plus de 10 millions d’entrées en France, 42 millions d’entrées dans le monde).

Du point de vue graphique, le film s’inspire largement de la bande dessinée japonaise (manga), Le Roi Léo, créée en 1951 par le dessinateur nippon Osamu Tezuka. Du point de vue du scénario, le motif de la tragédie de l’Œdipe-roi de Sophocle et le motif shakespearien d’Hamlet sont habilement entremêlés par les scénaristes de Disney et constituent le principal ressort psychanalytique de son succès.

L’Histoire et les personnages

Un matin dans la savane africaine, au tout premier rayon du soleil, l’ensemble du règne animal accoure pour célébrer la naissance d’un nouvel héritier au lion Mufasa, roi incontesté des animaux. Sa femme, la Reine Sarabi vient de mettre au monde Simba, destiné à régner un jour sur la Terre des lions. Alors que tous s’inclinent devant la présentation du nouveau-né sur le rocher surplombant le royaume, un membre de la famille royal brille par son absence : Scar, frère du roi Mufasa et oncle de l’héritier, esprit fourbe au physique efflanqué, boude ostensiblement la cérémonie et ronge sa colère. Cette naissance l’écarte définitivement de la succession et balaye en lui tout espoir d’accéder un jour au trône de manière légitime.

Alors que Mufasa s’applique à parfaire l’éducation de Simba en lui apprenant l’art de la chasse, Scar conspire avec les hyènes et fomente un complot qui vise à se servir de Simba comme d’un appât afin d’attirer Mufasa dans une embuscade. Le piège tendu vise à faire d’une pierre deux coups : éliminer conjointement le père et le fils. Après une première tentative avortée dans le cimetière des éléphants, le scénario diabolique est à nouveau mis à l’épreuve dans les gorges. Attiré puis aussitôt abandonné par Scar sur une piste déserte, Simba erre un moment seul au pied des hauts-plateaux de la savane, attendant le retour de son oncle. Pendant ce temps, celui-ci donne l’ordre aux hyènes de déchainer le troupeau de gnous, lequel s’engouffre en contre-bas dans le défilé où se promène Simba et menace dans sa course folle d’écraser le lionceau.

Feignant d’être pris au désarroi, Scar appelle Mufasa à la rescousse. Le père risque instantanément sa vie pour sauver son fils. Simba hors de danger, Mufasa est lui même sur le point de se sortir des gorges, lorsque Scar, lui refusant son aide, le précipite sciemment du haut de la paroi en déclamant un macabre : « Longue vie au roi » ! La chute de Mufasa est mortelle.

Sans avoir vu de ses propres yeux la scène, Simba ne peut que constater, après coup, la chute de son père et déambule un long moment près du corps inerte qu’il croit d’abord endormi. Arrivant par surprise, Scar le persuade de sa culpabilité dans cet accident tragique et lui conseille de s’enfuir, avant de lancer perfidement les hyènes à sa poursuite. Si Simba réussit à échapper aux charognards et s’enfuir à travers le désert, Scar quant à lui monte enfin sur le trône tant convoité.

Au cœur du désert, Simba est secouru par un suricate, Timon, et un phacochère, Pumbaa, qui voient tous deux en ce lionceau un allié de taille pour leurs frasques futures. Vivant au jour le jour et adoptant pour seule devise de ne se faire aucun souci pour l’avenir (Hakuna matata), Simba, Timon et Pumbaa deviennent vite les meilleurs amis du monde. Se nourrissant de-ci de-là, dormant à la belle étoile, se baignant dans les mares et poches d’eau qui fleurissent à la saison des pluies, ils grandissent tous trois au delà de la Terre des lions, dans la savane sauvage où Simba oublie vite son passé douloureux.

Celui-ci se rappelle cependant à lui lorsqu’un beau jour, les trois amis s’égarent tout près de la frontière de la Terre des lions : Pumbaa, parti chasser en éclaireur se fait soudain attaquer par une jeune lionne pleine de fougue. Tentant de sauver le phacochère, Simba reconnaît bientôt Nala, son amie d’enfance.

Passées les joyeuses retrouvailles, celle-ci lui révèle que depuis qu’il s’est enfui du royaume, la Terre des lions ne connait que famine et désolation : les lionnes ne chassent plus et Scar a laissé aux hyènes le soin de gérer le territoire.

Le mettant face à ses responsabilités, Nala implore Simba de revenir au royaume, afin d’aider les lions à retrouver leur dignité : l’accession du jeune prince au trône est leur seule chance d’un retour à l’âge d’or.

Simba semble d’abord s’entêter à oublier son passé et décidé à définitivement tourner le dos au trône, lorsque l’oracle vient à sa rencontre sous la forme du sage et sorcier mandrill, Rafiki. Rafiki lui rappelle l’image de son père qui brille au firmament et le remet face à son destin. Le spectre de son père Mufasa lui apparaît et l’exhorte à reprendre sa place dans le cycle de la vie. Simba part alors défier son oncle Scar pour devenir roi.

Après Nala, partie en éclaireur avertir Sarabi et rassembler les lionnes, Simba, Timon et Pumbaa parviennent à la Terre des lions avec grand fracas. Tout est enfin prêt pour la confrontation finale, lorsque Scar mettant de nouveau Simba face à sa culpabilité dans le meurtre de son père, semble prendre une nouvelle fois l’ascendant psychologique sur son jeune neveu. Mais au moment de précipiter Simba du haut d’un rocher, répétant ainsi la scène du meurtre primitif, l’oncle orgueilleux ne peut cependant s’empêcher de révéler au prince héritier la vérité sur le meurtre de son père : c’est lui, Scar, qui a tué Mufasa.

Ce jusqu’auboutisme narcissique signe sa perte, car c’est dans cette révélation que Simba va chercher son dernier sursaut et puiser les forces nécessaires pour renverser le rapport qui lui était jusque-là défavorable. Simba, définitivement dégagé de sa culpabilité, reprend le combat à son compte et Scar finit malencontreusement précipité au fond d’un gouffre, où les hyènes affamées se retournent contre leur ancien maître et tyran pour le dévorer.

Simba devient roi de la Terre des lions et épouse Nala. Au matin d’un nouveau jour, les premiers rayons du soleil guident les animaux de la savane vers le rocher surplombant la Terre des lions, qui accourent une nouvelle fois pour célébrer la naissance d’une nouvelle héritière : la princesse Kiara, fille du nouveau couple royal, Simba et Nala.

I. — LE ROI LION ET LA MISE EN SCÈNE
DU COMPLEXE D’ŒDIPE DU PETIT GARÇON

La clé du scénario et du succès du dessin animé Le Roi lion est sans conteste une mise en scène savamment orchestrée du complexe majeur de la psychanalyse et de l’inconscient freudien : le complexe d’Œdipe. L’histoire de ce jeune prince fougueux et désireux d’accéder au trône, et qui commence par tuer son père pour y parvenir, ressemble à s’y méprendre à la légende du héros grec immortalisé par Sophocle dans son Œdipe-roi.

Certes, le lionceau semble ici se distinguer du héros grec dans la mesure où il ne tue pas lui-même son père, d’une part et, d’autre part, sauve sa propre mère là où Œdipe l’épouse. À y regarder de plus près, la différence est-elle s’y flagrante ? N’oublions pas que dans la légende grecque elle-même, le désir œdipien est justement dérobé au héros, dans la mesure où c’est en souhaitant éviter son destin funeste qu’il le réalise pleinement.

Ce que nous apprend d’abord l’étude de l’inconscient, c’est que le scénario œdipien est toujours déplacé, grimé, métamorphosé et c’est tout le travail de l’analyse psychanalytique que de savoir le démasquer sous les traits, parfois difformes, derrière lesquels il se cache.

Dans le cas du Roi lion, le scénario se cache déjà sous les traits de l’anthropomorphisme. Le premier masque que le scénario œdipien emprunte ici est un masque animal : un masque de lion.

Un dessin animé anthropomorphe

Du point de vue de la mise en scène, Le Roi lion est en effet ce que l’on appelle un dessin animé anthropomorphe. L’anthropomorphisme consiste à attribuer des comportements humains à des formes non-humaines, le plus souvent des objets ou des animaux. Souvent doués de parole, les animaux de ce type de dessins animés ou de contes adoptent également une morphologie et des mimiques proprement humaines, sans jamais pour autant prendre définitivement la forme d’un être humain.

Le Roi lion est à cet égard le seul classique de Walt Disney dans lequel il n’est à aucun moment fait référence à l’homme. Contrairement à Bambi, Les 101 Dalmatiens, Le Livre de la jungle ou Les Aristochats — qui bien qu’étant basés sur des scénarios anthropomorphes, réussissent toujours à mettre en scène et évoquer, ne serait-ce qu’en arrière-plan, l’homme et son existence terrestre —, ici, aucune présence humaine n’est, ne serait-ce qu’entre-aperçue ou mentionnée, à aucun moment du scénario.

Le mécanisme ici mis à contribution est celui de la projection. Tout comme la caméra projette sur l’écran blanc de la salle de cinéma, la série d’images que déroule la pellicule, les scénaristes et les téléspectateurs ne manquent pas de projeter sur les animaux leurs propres contenus psychiques conscients et inconscients.

Pour le jeune spectateur, l’intérêt de l’anthropomorphisme est double : non seulement il intéresse spontanément les enfants, qui restent longtemps fascinés par l’autonomie, la totale liberté et le côté instinctif de l’animal [1], mais il permet également une certaine mise à distance de nos pulsions les plus primitives et les plus inquiétantes.

Marie-Louise von Franz, grande spécialiste de l’interprétation des contes de fées, a pu par exemple constater que les plus jeunes enfants ont toujours tendance à préférer les contes d’animaux et à préférer écouter les histoires de chiens et de chats que ceux qui mettent directement en scène des êtres humains. Elle émet aussi l’hypothèse que les contes d’animaux sont le « matériel de base, la forme la plus profonde et la plus ancienne du conte » [2].

Ces contes permettent surtout de prendre une distance symbolique suffisante avec les pulsions que nous avons du mal à admettre au sein de notre organisation psychique consciente, celles que l’on qualifie justement d’« animales ». Ce sont par exemple le sadisme, le cannibalisme ou l’avarice. On dira facilement d’un homme qui est vorace, qu’il a l’appétit d’un tigre. On lui attribue une qualité animale afin de mettre à une distance symbolique suffisante une qualité qui est profondément enfouie dans notre inconscient et que l’on ne souhaite pas reconnaître aussi facilement. C’est là, à proprement parler, le zoomorphisme, — qui est antérieur à l’anthropomorphisme [3] —, et qui consiste en cette tendance à attribuer à quelqu’un des caractéristiques que l’on croit typiquement animales.

Le jeune spectateur est ici rassuré par une formation de compromis : les pulsions et motions psychiques mises en scène par le dessin animé semblent très éloignés de celles des hommes, alors même que le symbolisme utilisé redouble d’effort pour décrire les qualités et rapports familiaux typiquement humains.

Par exemple, non seulement le lion est considéré comme le roi des animaux, mais le lion mis en scène par Disney (Mufasa et plus tard Simba) est roi des lions. Il s’agit là, dans ce roi des rois, d’un redoublement de la figure royale dont la symbolique éminemment paternelle ne peut échapper à aucun jeune spectateur [4].

Comme le soulignait Freud dès son Interprétation des rêves, les personnages de rois et de reines, d’empereurs ou d’impératrices, et plus généralement tous les personnages connus et célèbres, ont toujours vocation à représenter dans la symbolique inconsciente des rêves, les parents et le couple parental. Ici, le symbolisme du père est renforcé par cette association redoublée entre le lion-roi des animaux et le roi-lion. Mufasa, est bien le roi des rois : le père.

Par conséquent, avec d’une part, la suffisante mise à distance des pulsions inconscientes primitives par l’habile procédé de l’anthropomorphisme et, d’autre part, l’adoption d’un cadre hautement symbolique de la triangulation cellulaire familiale, tout est désormais prêt pour que le drame majeur de l’inconscient se joue sous nos yeux candides et émerveillés. Les trois coups sont frappés et le rideau peut s’ouvrir sur la tragédie-reine de la psyché : l’Œdipe.

La légende d’Œdipe

La légende d’Œdipe raconte l’histoire de ce fils de Laïos et de Jocaste qui devint roi de Thèbes après avoir, à son insu, tué son père et épousé sa mère. Aussi connue qu’elle puisse être, il n’est pas superflu de nous la remettre en mémoire en préambule à l’interprétation analytique du drame du Roi lion.

Désireux d’avoir un enfant, le roi et la reine de Thèbes, Laïos et Jocaste, consultent l’oracle d’Apollon, qui leur répond sans détour et de la manière la plus abrupte, que s’ils avaient un fils, celui-ci tuerait son père et épouserait sa mère.

À sa naissance, Laïos et Jocaste s’empressent d’exposer l’enfant — c’est-à-dire de l’abandonner — et charge un serviteur de l’emmener, pieds et chevilles liés, sur le Mont Cithéron, à mi-distance entre Thèbes et Athènes. Des bergers faisant paître leur bétail sur les pâturages alentours, découvrent l’enfant et le conduisent à la cour de leur roi Polybe, roi de Corinthe, qui le recueille et l’élève comme son propre fils.

En grandissant, Œdipe a bientôt des doutes sur sa véritable parenté : il craint d’être un fils adopté. Consultant à son tour l’oracle d’Apollon à Delphes, le dieu le renvoie à son destin en lui rendant pour seule réponse qu’il tuera son père et épousera sa mère.

Souhaitant à tout prix éviter ce futur tragique, Œdipe décide de quitter Corinthe et de partir vers l’Est pour Thèbes. C’est sur ce chemin qu’il rencontre un groupe d’hommes par lequel il est pris à partie et, perdant patience, il finit par tuer leur chef, qui n’est autre que Laïos, son père biologique.

Non conscient de l’affreux crime qu’il vient de perpétrer, Œdipe arrive aux abords de Thèbes, où il se confronte à la Sphinge, ce monstre au buste de femme, au corps de lion et aux ailes d’aigle, qui assiège la ville et dévore les passants qui ne répondent pas à ses énigmes. « Quel est l’être qui, le matin, marche sur quatre pattes, le midi, sur deux et sur trois le soir ? » interroge l’ignoble chanteuse. « L’Homme », répond Œdipe à juste titre. Et pour le remercier d’avoir délivré la ville de la chienne rhapsode, les Thébains lui donnent pour femme leur reine veuve, Jocaste. Œdipe épouse ainsi sa mère et devient roi à la place de son propre père, dont il ignore encore qu’il est le meurtrier.

Dans l’ignorance de leur crime incestueux, Jocaste et Œdipe conçoivent quatre enfants (Étéocle, Polynice, Antigone et Ismène), tandis que la peste s’abat bientôt sur Thèbes. L’oracle à nouveau consulté, Œdipe apprend qu’elle ne cessera que lorsque le meurtre de Laïos sera élucidé et le crime vengé. S’acharnant à découvrir le coupable, le jeune roi ne tarde pas à s’apercevoir qu’il est lui-même le meurtrier tant recherché.

Lorsqu’elle apprend l’infâme nouvelle, Jocaste, de désespoir, se donne la mort par pendaison. Œdipe, quant à lui, se crève les yeux avec la broche de sa mère.

Contraint d’abdiquer et chassé de Thèbes, Œdipe erre aveugle, guidé par les mains de sa fille Antigone, qui le conduira jusqu’à sa dernière demeure, à Colone, aux abords d’Athènes. Sa sépulture restera à jamais un lieu sacré et d’abondance pour la capitale de l’Attique.

La légende d’Œdipe fut immortalisée au Ve siècle avant J.-C. par le dramaturge grecque Sophocle, dont les deux pièces, Œdipe-roi et Œdipe à Colone, forment le diptyque de la tragédie.

Le Complexe d’Œdipe

C’est dans le destin tragique d’Œdipe, que Freud, dès 1897 [5], reconnaît non seulement son propre complexe inconscient, mais attribue une valeur de portée universelle aux sentiments d’amour envers la mère et de jalousie envers le père, que chaque enfant élabore précocement dès l’âge tendre de trois ans, et finit par refouler définitivement dans les tréfonds de son inconscient à partir de sa sixième année.

Avant six ans, en effet, les enfants n’ont pas encore acquis toute la capacité de jugement par laquelle ils se distingueront plus tard en tant qu’adultes. On les voit souvent égoïstes, amorales, les éducateurs n’hésitant d’ailleurs pas à qualifier de « vilains » certains des gestes qu’ils peuvent commettre spontanément ou en première intention. Comme le précise Freud, « à cette époque de la vie, les enfants sont capables d’une jalousie des plus fortes et des plus nettes » [6]. Ils sont capables d’une forte hostilité non seulement envers les frères ou les sœurs, mais également envers les parents eux-mêmes. Pour l’enfant, cette hostilité peut facilement aller jusqu’à s’exprimer par un souhait de mort envers le parent du même sexe que lui, tandis qu’il nourrit un fort désir, soutenu par sa sexualité naissante, à l’égard du parent du sexe opposé au sien.

Voilà ce que Freud reconnaît dès la fin du XIXe siècle dans le destin d’Œdipe, voilà ce qu’il soutient à l’encontre de toute morale médicale viennoise (et internationale) de son époque : tout enfant forme à son insu des souhaits parricides et incestueux envers ses parents. Ces souhaits sont d’ailleurs attestés par les enfants des trois premières générations de la mythologie grecque, enfants qui de Cronos à Zeus, castrent leur père et conçoivent des mariages incestueux. À sa décharge, l’enfant ignore que ses souhaits offensent la morale et, tel l’Œdipe-roi exposant à ciel ouvert le destin de son héros, l’enfant n’hésite pas à les avouer et les clamer haut et fort.

C’est précisément ce que fait Simba dans la première partie du film, lorsque tout juste sorti du sein maternel, il chante à celui qui veut bien l’entendre, qu’il désire remplacer son père. C’est le titre du premier morceau musical du dessin animé, juste après le générique du début du film, très clairement intitulé : Je voudrais déjà être roi.

Je voudrais déjà être roi

La chanson de Simba révèle la montrée inexorable du désir œdipien pour le petit enfant qui s’éveille à sa troisième année. Dans ce Je voudrais déjà être roi, il faut bien sûr entendre ce qui est ici clairement sous-entendu : À la place de mon père.

Comme tout enfant, Simba est insouciant et, surtout, n’est absolument pas conscient qu’il présume grandement de ses forces ; et Zazu, le Calao à bec rouge, majordome de Mufasa, tente de le rappeler à l’ordre : Majesté, tu ne te mouches pas du coude, mais rien n’y fait, Simba entame son infatigable refrain : Je voudrais déjà être Roi ! Le ressort du drame se situe bien entendu dans le « déjà » qui précipite et anticipe, dans l’insistance du désir, la mort du père, bien que ce père soit aimé du fils. C’est d’ailleurs, dans cette ambivalence, que réside à proprement parler le qualificatif de « complexe » qui sied si bien à l’Œdipe. « Complexe », car les deux motions, tendre d’une part et hostile de l’autre, coexistent bel et bien au même moment dans le psychisme du jeune enfant. Mais le jeune enfant n’y voit encore aucune contradiction et Simba martèle inlassablement : Je veux faire ce qui me plaît ! Autrement dit, dans ses rêves les plus chers, il souhaite prendre la place de son père sur le trône, bien qu’il n’a aucune conscience de ce que cela implique : un souhait de mort à l’égard de celui-ci.

Ce souhait de mort à l’égard du père va de pair avec une volonté de posséder la mère. Si dans le dessin animé, la mère est représentée comme tendre et aimante (Sarabi), une terre est néanmoins interdite à Simba et l’interdit émane du père lui-même (Mufasa). Lorsque le roi présente le royaume à son fils, celui sur lequel il est destiné à régner, c’est le royaume qui est dans la lumière dont il est question, mais l’endroit qui est dans l’ombre demeure lui, interdit à Simba : « notre royaume s’arrête à cette frontière, tu ne dois jamais y aller ». Le père lui-même est soumis à cette loi, présentée ici comme loi de la nature, mais Simba ne le comprend pas encore.

Cette terre de l’ombre représente la partie de la Terre-mère interdite à Simba, — à proprement parler la jouissance de la mère. C’est la terre des hyènes, le côté obscur de la terre, obscur à l’enfant en pleine recherche sexuelle, qui cherche à résoudre l’énigme de la Sphinge : « Comment fait-on les enfants ? » Cette recherche jouissive est généralement partagée avec les enfants du même âge et du sexe opposé. Nala, l’accompagne dans cette quête du côté du cimetière des éléphants.

Le scénario du dessin animé du Roi lion met donc particulièrement bien en évidence comment le désir de possession de la terre-mère et le souhait de mort à l’égard du père vont de pair et son inséparable. Encore faut-il nuancer notre propos, en précisant que cette relation biunivoque n’est valable que dans l’inconscient, car dans le conscient, force est de constater que l’enfant ne sait pour l’instant rien de ce qu’est véritablement la mort et son souhait parricide lui semble dans un premier temps sans conséquence.

Qu’est-ce que la mort pour un enfant ?

C’est lors de son premier grand ouvrage sur L’Interprétation des rêves publié en 1900, que Freud expose pour la première fois publiquement son célèbre complexe d’Œdipe. Plus précisément, c’est à l’occasion du paragraphe sur les rêves typiques que sont les rêves où nous voyons mortes les personnes qui nous sont pourtant les plus chères [7]. Freud y explique que ce type de rêve, a priori paradoxal, est motivé par un désir infantile : celui que nous avons tous eu, au moins une fois étant enfant, de voire mourir ces personnes qui pourtant nous semblent aujourd’hui si chères.

Le maître viennois prend cependant le soin de longuement préciser ce que recouvre exactement cette motivation. Lorsque l’enfant souhaite la mort d’un rival, fraternel ou paternel, il ne sait pas encore ce que la mort implique véritablement dans la réalité. Pour l’enfant, la mort est d’abord un mot. L’enfant ne sait rien des processus de putréfaction, de l’effroi de la guerre, du néant, de l’infini. Ne sachant pas ce qu’est la mort, il n’en connaît pas la peur et joue avec ce mot et toutes ses déclinaisons en en retirant un plaisir non dissimulé, comme l’a d’ailleurs si bien montré le réalisateur français de René Clément dans son célèbre film Jeux interdits.

Observons à cet égard que Le Roi lion est le premier dessin animé de Walt Disney dans lequel on voit directement mourir l’un des personnages principaux du film, ici le père du héros : Mufasa. Dans Bambi, la mort de la mère n’est que suggérée par le coup de feu fatal, la scène est dérobée aux yeux du spectateur. Cela tranche singulièrement avec les longs travelings et les gros plans autour du corps mort du père de Simba. Si le côté morbide réussit cependant à passer au second plan, c’est justement parce que Simba, à l’instar des jeunes enfants décrits par Freud, ne comprend pas, lui non plus, la mort. Cela confirme l’hypothèse de Freud, selon laquelle la mort n’a pas d’existence autre que verbale pour l’enfant : c’est, à la limite, un départ en voyage prolongé ou un long sommeil. Simba tente d’ailleurs de réveiller son père et pense naïvement qu’il est endormi : il se blotti contre son corps inerte en espérant que celui-ci se réveille.

Tout comme l’enfant ne comprend pas la mort, Simba ne semble pas comprendre l’inertie du corps paternel. Il lui demande instamment de se lever, de venir avec lui et de rentrer à la maison. Le quotidien semble être immuable et ne jamais devoir s’arrêter pour l’enfant. Ce n’est que dans un second temps, dans un après-coup, que le lionceau appelle à l’aide, semble comprendre qu’il se passe quelque chose d’inhabituel et commence à pleurer.

En d’autres termes, souhaiter la mort d’un rival, frère ou père, c’est donc d’abord souhaiter, à un moment ponctuel, que ce rival s’en aille. Ce souhait d’abord naïf, ne frappe sévèrement le psychisme de l’enfant que dans un second temps. Ce n’est que dans un après-coup, une fois le complexe d’Œdipe refoulé et le Surmoi instauré, que l’horreur du désir primitif se fait entendre : et cet après-coup ne manque jamais d’avoir lieu.

II. — LA DISPARITION DU COMPLEXE D’ŒDIPE

À l’âge tendre de cinq ou six ans, le complexe d’Œdipe est voué à la disparition, ou plus exactement, au refoulement dans l’inconscient. Les motifs de cette disparition peuvent certes être envisagés d’une manière ontogénétique : le complexe d’Œdipe serait voué à s’éteindre du fait même du développement progressif du petit homme, de son cerveau ou plus généralement de son aspect corporel, développement qui irait de l’enfance à l’âge adulte, en passant par la puberté et l’adolescence. Cette conception seule ne permettrait cependant pas de comprendre l’existence d’une période cruciale qui s’intercale et vient ponctuer ce schéma, période que Freud a mis en évidence dès ses premières recherches sur la sexualité infantile : la période de latence. Or, c’est précisément cette période qui est mise en scène dans la rencontre majeure du film : celle de Simba avec Timon et Pumbaa.

À vrai dire, les motifs les plus probables de la disparition du complexe d’Œdipe sont d’ordre interne et ses causes sont endogènes. La dynamique interne des processus psychiques invite en effet l’enfant à évoluer et se dédoubler en deux sens opposés : d’une part, vers la recherche incessante et croissante d’une jouissance d’ordre éminemment sexuelle et, d’autre part, du fait de l’éducation et d’un développement purement physiologique, vers la reconnaissance grandissante d’un principe de réalité. Le jeune enfant se trouve bientôt pris en tenaille. Au carrefour de sa cinquième année, l’enfant va logiquement être amené à confronter son souhait le plus tenace à la réalité la plus incontournable : l’enfant peut difficilement rivaliser avec le père dans la dimension sexuelle de son désir.

Par confrontation à ce principe de réalité, la grande déception de ne pouvoir réellement rivaliser avec le père et emporter la jouissance de la mère entraîne une telle frustration et une telle blessure narcissique que le complexe d’Œdipe vole littéralement en éclat pour être refoulé dans les tréfonds de l’inconscient, d’où il agira désormais d’une manière sourde et souvent imprévue.

C’est cette disparition subite du complexe d’Œdipe, à la croisée de ces deux moment cruciaux que sont la montée du désir œdipien et sa confrontation au principe de réalité, que Le Roi lion met particulièrement bien en scène au premier tournant du film.

L’organisation phallique et le complexe d’Œdipe

Précisons bien au préalable que la disparition subite du complexe d’Œdipe répond point par point à la montée en puissance d’un stade de la sexualité infantile précurseur de la génitalité : le stade phallique. La disparition du premier est d’autant plus subite que la montée en puissance du second est intense.

Dès la quatrième ou cinquième année de l’enfance, le développement d’une sexualité précoce passe par un stade d’organisation que l’on peut déjà qualifier de génital : c’est le stade phallique de l’organisation sexuelle. Ce stade est caractérisé par une phase durant laquelle l’organe génital masculin, le pénis, joue le rôle majeur et guide la sexualité et les recherches sexuelles infantiles — tout en ne pouvant cependant pas assumer une sexualité adulte pleinement satisfaisante. C’est au cours de cette phase que le complexe d’Œdipe va culminer et atteindre sa tension maximale jusqu’à être précipité dans sa brusque disparition.

À cette époque, le pénis joue indéniablement un rôle dans la sexualité en tant qu’organe déjà sensitif. Une masturbation infantile ou une manipulation ostensible est facilement observable. Elle est du reste effectivement observée par de nombreux parents et éducateurs qui, pour preuve de cette observation, n’hésitent pas à menacer d’une manière ou du autre le petit garçon : de la perte de cette partie intime, par exemple, ou de la main qui s’y exerce.

Pour le petit garçon, l’anticipation de perdre cette partie du corps qu’il avait jusque-là investit de manière narcissique se résout en une angoisse telle, qu’il est légitime de la qualifier d’angoisse de castration. Elle constitue indéniablement l’un des plus puissants motifs d’abandon de la rivalité œdipienne et des investissements libidinaux des objets parentaux.

En avant la zizique !

C’est manifestement dans cette phase d’organisation phallique que Simba est empêtré à l’entrée de la scène dite du cimetière des éléphants. Si la montée en puissance de la phase phallique de l’organisation sexuelle passe relativement inaperçu dans le dessin animé, c’est en grande partie à cause de la tournure de « comédie musicale » qu’adoptent de manière très habile les scénaristes aux moments-clés de ce scénario œdipien. Le rôle crucial et incontournable de l’organe génital masculin se donne pourtant à voir à qui veut bien l’entendre ; les scènes se suivent et ne trompent pas.

Non seulement Simba déclame vouloir déjà être roi, mais c’est d’abord Zazu, le majordome du père, qui est qualifié de « bec de banane » au moment où il semble s’opposer à la grande jubilation de Simba. Si la banane est le fruit phallique par excellence, la volonté est ici manifeste de minimiser la puissance de l’organe du père au travers de son majordome.

Si la musique adoucit les mœurs, elle sert surtout ici à mettre en scène l’ambition phallique de Simba. Le ton est donné au tout début de la chanson, lorsque Zazu rétorque à Simba :
 C’est la première fois qu’on voit un Roi avec si peu de poils !

C’est alors qu’intervient le superbe tableau scénique, au moment où Simba passe la tête dans un feuillage rouge flamboyant qui lui fait une crinière de lion adulte digne de celle de son père. « Si votre ramage se rapporte à votre plumage, vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois » faisait dire Monsieur de La Fontaine à son flatteur renard dans le but d’exacerber le narcissisme du corbeau : il lui ravi ce faisant son fromage à son nez et à sa barbe. La crinière intervient bien entendu ici comme substitut des poils pubiens, atours de l’attribut viril. Par double déplacement métonymique, de ce qui est en bas à ce qui est en haut et de la partie pour le tout, Simba tente clairement de s’affirmer comme possesseur d’un organe mâle comparable à celui de son père.

Le lionceau va cependant être sévèrement rabroué à trois reprises.

D’abord par Nala, qui le bat par deux fois à la lutte. Au « Gagné ! » et « Regagné ! » de Nala, Simba rétorque un : « Ça suffit laisse-moi ! » d’un ton boudeur. Moins fort qu’une femme est équivalent, dans l’inconscient, à être féminisé et donc à être castré ; en tout cas, à être identifié comme non-possesseur du pénis tant convoité : la pilule est amère.

Ensuite, au moment de rugir dans le but désespéré de faire fuir les hyènes, force est de constater pour Simba que son ramage à lui n’est pas à la hauteur. Les hyènes s’en moquent d’ailleurs en comparant le lionceau à un chat et son rugissement avorté à un miaulement. Le lionceau est là encore sérieusement éprouvé dans son narcissisme et le principe de réalité commence à se faire de plus en plus pressant. Pire, tentant à nouveau sa chance, Simba croit enfin parvenir à rugir comme un grand, lorsqu’il constate malheureusement — mais heureusement pour sa vie —, que le rugissement viril entendu n’est pas le sien, mais bien celui du roi, arrivé in extremis à la rescousse. Le père reste le possesseur de « la grosse voix », celui qui soumet les hyènes à sa puissance.

Rappelons-nous le désir chanté juste avant la scène du cimetière des éléphants :

Je vais faire dans la cour des grands une entrée triomphale,
En poussant très royalement un rugissement bestial !

La comparaison de ce rugissement imaginaire avec le principe de réalité est désormais d’autant plus cruelle.

Le coup fatal sera porté par la comparaison avec l’empreinte de la patte du roi laissé sur le sol meule de la savane africaine. La patte de Simba est bien trop petite pour soutenir la comparaison, elle s’enfonce dans celle déjà creusée de son père. Le pied est, bien entendu ici, le symbole phallique par excellence [8].

La confrontation au principe de réalité est impitoyable : Simba ne soutient pas la comparaison avec la virilité de son père. Le complexe d’Œdipe semble déjà s’engouffrer dans une impasse, lorsqu’un autre motif inconscient, encore plus radicale, vient forcer son destin et sa dissolution radicale : la constatation de l’absence de pénis chez la mère et l’amère constat de la différence des sexes.

Le cimetière des éléphants et la castration maternelle

Car l’épreuve de la réalité est difficile à s’imposer à l’enfant, mue, coûte que coûte, par le désir œdipien. L’enfant s’entête souvent et présente cette fâcheuse tendance à nier l’évidence jusqu’à ce qu’une observation radicale, agissant la plupart du temps après-coup, finisse par avoir raison de son « incroyance » [9]. Cette observation décisive, c’est celle de l’organe génital féminin : un jour ou l’autre, celui-ci ne manque pas d’apparaître dans toute sa nudité à l’enfant de quatre ou cinq ans. Les occasions de cette contemplation sont nombreuses : lors de jeux avec des enfants filles de son âge, ou d’observation de la mère ou de femmes plus âgées, au détour d’une salle de bains, à la plage ou ailleurs. C’est à cette occasion que l’absence de pénis peut enfin être représentée et la menace de castration faire effet dans l’intensité de son après-coup.

L’on peut reconnaître ce motif dans la scène du cimetière des éléphants. À peine parvenus dans ce lieu interdit, Simba et Nala tombent nez à nez devant un crâne d’éléphant. Celui-ci a conservé ses deux défenses et, lorsqu’ils devront s’enfuir à la hâte, les deux compères vont finir par glisser comme sur un toboggan. La question de Nala est d’emblée très claire : « Je me demande si sa cervelle est encore dans la carcasse ? »

Or le crâne (ou boîte crânienne) est ici le symbole du contenant maternel, les deux défenses pouvant aisément représenter symboliquement les trompes de Fallope. Nous avons-là l’ensemble de l’appareil génital maternel, le sexe féminin à proprement parler, tandis que la cervelle, ou cervelet, est le représentant symbolique du contenu, c’est-à-dire de l’organe mâle. À l’instar du pied représentant symboliquement le membre viril et la chaussure l’utérus, le contenant représente toujours, dans l’inconscient, l’organe féminin et le contenu, l’organe masculin.

La question de Nala prend désormais tout son sens du point de vue de l’inconscient et peut se traduire simplement : la mère est-elle castrée ? « Il n’y a pas trente-six moyens de le savoir » répond Simba : « Suis-moi on va vérifier ». Cette vérification de la castration de la mère est tellement terrifiante, qu’elle peut être niée ou tournée en dérision. « Bec de banane est terrifié » se moque Simba.

C’est d’ailleurs à ce moment que les trois hyènes, Shenzi, Banzaï et Ed, sortent du crâne comme un diable sort de sa boîte ou comme les reptiles sortent de la tête de méduse. Les trois hyènes rappellent ici le creux de l’appareil génital féminin et l’effroi d’y découvrir l’absence de pénis.

On se souvient qu’à partir de l’analyse des rêves et de leurs libres associations, Ferenczi a été amené à interpréter la tête de Méduse comme le symbole effrayant de la région génitale féminine [10]. Selon le principe de la représentation par le contraire, les nombreux serpents qui s’enroulent autour de la tête peuvent aisément suggérer l’absence du pénis et répéter la terrible impression que produisent sur l’enfant les organes génitaux qui en sont dépourvus.

Dans le cas des hyènes, ce symbolisme de la castration et de son horreur est renforcé par les particularités anatomiques et organisationnelles des hyénidés, dont on sait que les femelles possèdent un clitoris extrêmement développé ressemblant à un véritable pénis et que leurs meutes adoptent une organisation de type matriarcal.

Le complexe de castration

Pour reprendre le fil du processus de dissolution du complexe d’Œdipe, le déroulement du scénario du dessin animé confirme que ce sont bien les effets combinés de l’épreuve de réalité (comparaison de sa propre anatomie par rapport à celle de son père) et de la menace de castration à la suite de la masturbation infantile (menace renforcée par l’observation de l’absence de pénis chez la femme ou la fillette), qui vont réussir à faire monter l’angoisse de castration, pour finir par emporter avec elle les désirs œdipiens de l’enfant et les refouler dans les tréfonds de l’inconscient.

Car si les désirs œdipiens doivent finalement coûter la perte du pénis, le raisonnement est simple et il n’y a généralement pas à tergiverser : le petit garçon préfèrera toujours « mettre le petit au bout » comme on dit au Tarot, c’est-à-dire sacrifier ses désirs œdipiens pour sauver cette partie du corps qu’il a fortement investit narcissiquement : le pénis. C’est ainsi que, logiquement et inconsciemment, « le moi de l’enfant se détourne du complexe d’Œdipe » [11] aux alentours de la cinquième ou sixième année.

Cette épreuve laisse néanmoins derrière-elle une trace, comme une cicatrice indélébile. C’est cette cicatrice que porte et symbolise, Scar, l’oncle de Simba.

La cicatrice de Scar

Scar, rappelons-le clairement, veut littéralement dire « cicatrice » en anglais. Cette cicatrice, qui menace ostensiblement l’œil de l’oncle de Simba, rappelle tout d’abord le tragique destin d’Œdipe aux yeux crevés, aveuglé par la contemplation, après-coup, de ses désirs œdipiens. En incarnant nominativement cette cicatrice, Scar personnifie la menace de castration et représente, dans l’imaginaire de son neveu — et à n’en pas douter dans celui du jeune spectateur —, le terrible ogre des contes d’enfants, le terrifiant père castrateur.

Dans son imaginaire, le petit garçon craint en effet qu’un père ne lui coupe l’organe tout puissant qui s’érige en grand ordonnateur du stade auquel il est parvenu dans le développement de sa sexualité. La cicatrice dont il est question ici est la cicatrice laissée par cette crainte inconsciente terrible. Inconsciente, car si Scar est crédible comme représentant de cette menace, ce n’est pas tant en lui-même, par le réel danger qu’il représente pour son neveu ; car de ce point de vue, force est de constater, bien au contraire, que Scar se montre toujours assez bienveillant avec son neveu. C’est surtout en tant que porteur de cette cicatrice dont il hérite de sa propre histoire infantile, en tant qu’enfant blessé par de cette cicatrice narcissique, qu’il véhicule encore et toujours, que Scar rappelle la menace de castration.

Car cette cicatrice précipite les résidus œdipiens, cristallisés en sentiments d’infériorité et fantasmes [12] dont est finalement prisonnier l’oncle malheureux.

Dès le début du film, Scar met en évidence ce sentiment d’infériorité dont il est prisonnier. C’est la première scène après le générique, lorsque Scar s’adresse à la souris : « La vie n’est pas juste » déclare-t-il, comme pour exprimer cette tristesse et cette injustice enfouie profondément en lui. D’ailleurs Zazu n’évoque-t-il pas sa mère ? « Ta mère ne t’a jamais dit de ne pas jouer avec la nourriture ? » Zazu lui rappelle-là ses tous premiers rapports avec sa mère et son impossibilité de se séparer de la nourriture première, de se séparer de la mère-nourricière.

Scar n’a probablement pas été totalement sevré et un attachement persiste comme une demande adressée à l’Autre maternel.

La rivalité infantile avec son frère se fait sentir dès la séquence suivante lorsque Mufasa entre en scène. « Sur le plan de la force physique, j’ai bien peur que la génétique n’ai pas joué en ma faveur » avoue-t-il. Scar se sent inférieur et probablement que Mufasa a été un frère qui lui a été préféré par sa propre mère.

En d’autres termes, ce sentiment d’infériorité provient d’abord d’une culpabilité issue de sa plus tendre enfance, durant laquelle il a du jalouser son frère [13], se faisant écarter d’une mère qui lui a préféré Mufasa.

La cicatrice de Scar représente cette blessure narcissique héritée de son propre complexe d’Œdipe mal solutionné, qui persiste encore aujourd’hui sournoisement dans son inconscient malade.

Dans le fond, il n’est pas mauvais bougre, mais il ne sait que faire de ce sentiment de culpabilité dont il est porteur et qui le fait souffrir. Ne sachant se débarrasser de cette cicatrice, il tente de s’en débarrasser sur Simba en lui promettant le destin d’éloignement que lui-même a subi. Il répète son propre trauma alors que selon toute probabilité, il aime son neveu. Son attitude est ambivalente et le jeune spectateur ne manque pas de le percevoir.

Juste avant le drame, lorsque Scar attire son neveu dans les gorges, l’ambivalence de l’oncle atteint son point culminant. Scar semble tellement comprendre Simba, qu’il s’en moque comme pour se détourner de quelque chose qui le touche de trop près. Il pique là où il est lui même piqué, c’est-à-dire dans son narcissisme, en lui rappelant l’épisode des hyènes et la petitesse de son rugissement. Simba s’y réessaye sur un petit lézard, juste avant l’accident fatal. Le rugissement se superpose d’ailleurs avec le bruit du troupeau qui s’engouffre dans les gorges, sous-entendant que c’est le désir de rugissement de Simba, qui cause la perte de son père, le piège se refermant ainsi sur l’ambition œdipienne du fils.

Au moment où Scar arrive, Simba ne peut plus faire face à son désir inconscient. Celui-ci questionne : « Simba, qu’est-ce que tu as fait ? » « C’est un accident, je ne voulais pas ce qui est arrivé » répond Simba. Scar insiste sur la difficulté du refoulement : « bien sûr que tu ne le voulais pas. Personne ne peut vouloir des choses aussi horribles ». Scar condense en lui le refoulement et le désir refoulé. Tout est redoublé comme pour mettre en évidence l’ambivalence du désir premier. « Qu’est-ce que ta mère dira ? Sauve-toi Simba, pars, pars très loin et ne reviens jamais. »

Scar représente le père imaginaire qui prive l’enfant de la mère (de sa jouissance, voire de l’organe de sa jouissance), et chasse le fils loin de la Terre-mère. Avec ce départ précipité, le triangle œdipien formé par l’enfant, le père et la mère vole en éclat au quatre coins de la savane et le complexe d’Œdipe est refoulé dans les tréfonds de l’inconscient tout comme Simba est projeté de la lumière des hauts-plateaux à l’abîme du désert, dans le clair-obscur de la tombée du jour et du soleil couchant.

Introjection et formation du Surmoi

L’image de la formation du Surmoi est d’ailleurs magnifiquement mise en scène par les scénaristes de Disney, juste après l’épisode du cimetière des éléphants, où Simba outrepasse l’interdit paternel. Après que le père ait donné une bonne leçon à son fils, à nouveau copains, Mufasa lui montre le ciel, là où tous les rois (pères) des siècles passés les contemplent du haut des étoiles : « Regarde le ciel, dit Mufasa, les rois des siècles passés nous contemplent du haut des étoiles ».

C’est-là l’image de l’introjection de l’autorité du père et des parents dans l’univers psychique du fils. L’image de l’introjection est particulièrement bien rendue, car l’introjection est, à proprement parler, une extension du moi. Le ciel et les étoiles qui le composent sont ici l’image de l’univers psychique de l’enfant qui s’agrandit et introjecte autant de nouvelles étoiles qu’il est nécessaire à la constitution de son moi.

L’apparition de Mufasa au ciel, comme une nouvelle étoile, est la métaphore de l’identification et de la formation du Surmoi. Ou, pour pousser plus loin la métaphore, la constellation des étoiles représente l’image du complexe d’Œdipe désormais passée dans l’univers psychique de l’inconscient et, en quelque sorte, sublimée par cette ascension et cette montée au ciel. C’est-là une image magnifique de la disparition du complexe d’Œdipe volant en éclat dans le ciel étoilé.

De là-haut, l’autorité du père introjectée dans l’univers psychique forme la partie de la constellation du Surmoi auquel l’enfant empruntera la rigueur et le jugement moral. Une double crainte contradictoire s’adoucit au même moment, par la solution de cette identification au père : celle de sa punition et celle de perdre son amour. Les deux seront anticipées et l’enfant n’aura pas, par là-même, le déplaisir de la confrontation au dur principe de réalité. La mère, désexualisée, deviendra la bonne étoile, le père, dé-diabolisé, l’étoile du berger. La première oriente, le second guide.

Comme le dit Mufasa : « Chaque fois que tu te sentiras seul, n’oublie pas que tous ces rois seront là pour te guider et que je serai parmi eux. »

La castration symbolique

Si ce Surmoi n’est pas persécuteur, c’est que Mufasa affirme en même temps son rapport à la loi et à son propre père. Après l’épisode du cimetière des éléphants, le père admet lui aussi la castration et la symbolise en avouant qu’aujourd’hui il a eu peur pour son fils. « Même les rois ont peur ? » s’étonne Simba, découvrant que nul n’échappe à la loi du désir et à la castration symbolique.

Simba fait ici la différence entre la castration et la mort, au profit de la vie. Alors que la négation de la castration l’aurait conduit à tenir tête aux hyènes et indubitablement à la mort, l’acceptation de son immaturité équivaut à l’acceptation symbolique de la castration, au profit de la vie.

Nous touchons-là à la limite entre le normal et le pathologique. Si le complexe d’Œdipe était véritablement dissous, le Surmoi serait effectivement cette constellation idéale que l’on retrouve dans le ciel pur et étoilé du dessin animé de Walt Disney. Mais si le complexe n’est qu’à peine refoulé, alors il subsiste, dynamique comme une super nova, au-delà de la galaxie, dans l’univers interstellaire de l’inconscient (le Ça), et le Surmoi devra plus tard déployer tous les efforts nécessaires pour le cantonner au territoire qu’il lui avait précédemment assigné.

Alors, si comme le souligne Freud, « le procès dans son ensemble a, d’un côté, sauvé l’organe génital » [14], le revers de la médaille c’est que son fonctionnement s’en trouve désormais suspendu jusqu’à nouvel ordre. L’enfant se voit contraint d’interrompre le développement sexuel qui jusque-là l’animait et rentre dans une longue période d’abstinence propice à la camaraderie et à la sublimation : la période de latence.

III. — LA SORTIE DE L’EDEN :
DE LA PÉRIODE DE LATENCE AU MONDE ADULTE

Le complexe d’Œdipe disparu dans les tréfonds de l’inconscient, le Surmoi désormais formé, s’ouvre alors ce que Freud appelle la période de latence. C’est la période de la vie de l’enfant qui va d’à peu près cinq ou six ans et qui s’étend jusqu’à celle que l’on nommerait aujourd’hui la préadolescence. Elle est qualifiée de latence, au sens de latence de la sexualité infantile, dont les pulsions sexuelles viennent juste d’être refoulées. Elles sont désormais comme en sommeil et le Surmoi n’a pas besoin de forcer son talent et d’exercer son pouvoir de façon tyrannique : la période est relativement paisible et favorable aux jeux de société, à l’idéalisation et à la sublimation.

La sortie de l’Eden et le motif des animaux secourables

C’est cette période qui est décrite par la rencontre avec Timon et Pumbaa, au-delà de la Terre des lions. Le suricate Timon et le phacochère Pumbaa représentent ici ce que l’on a coutume d’appeler dans les contes d’enfants, des animaux secourables.

C’est, classiquement, depuis la mythologie grecque et romaine, la louve recueillant Remus et Romulus, le Chat botté des Contes de Perrault, les lièvres, renards, loups, ours et lions dans celui des Deux frères des Contes de Grimm, le chimpanzé Cheeta dans la version adaptée à l’écran de Tarzan, Raksha, la louve grise, mère adoptive de Mowgli, ou Baloo, l’ours bon-enfant du Livre de la jungle, etc.

Ce type d’animal représente l’imago parentale secourable [15], parfois celle de la mère mais plus souvent celle du père. C’est le bon-père ou la bonne-mère, une fois la mauvaise mère ou le mauvais père (Scar) refoulé dans l’inconscient. Ainsi, à la période de latence, le mauvais père, Scar, représentant de la menace de castration, est-il refoulé et laisse-t-il la place à l’imago d’un bon père sous la forme de l’animal secourable, par exemple Timon.

Pumbaa et les mots obscènes

À la même époque, les pulsions sexuelles, nous l’avons dit, sont elles aussi refoulées. Cela ne veut pas dire pour autant que tout mode de satisfaction est banni. Au moment où les enfants réduisent considérablement leurs pulsions perverses polymorphes afin d’entamer leur période de latence, un mode de satisfaction plus « civilisé » se fait jour : c’est celui où l’enfant éprouve un plaisir non dissimulé à entendre des mots obscènes et, de manière concomitante, l’envie irrépressible de les prononcer à son tour.

Si les parents sont relativement épargnés, les oncles et tantes et, plus généralement, toute la famille élargie et les éducateurs deviennent les véritables confidents des enfants qui testent les derniers mots appris à la récréation dans la cour de l’école.

Selon Ferenczi [16], ce besoin irrépressible de prononcer et de dessiner des obscénités doit se comprendre comme un « stade préliminaire » à l’inhibition définitive des pulsions sexuelles infantiles, notamment les pulsions exhibitionnistes et voyeuristes. Cela constitue une première tentative d’apprivoiser ses pulsions sexuelles par le langage. Cette tentative est caractéristique de l’entrée dans la phase de latence proprement dite où sont élaborées les forces psychiques qui vont venir s’opposer à la sexualité infantile.

La théorie psychanalytique fait particulièrement allusion ici au dégoût, à la pudeur, à la morale et aux aspirations à l’esthétisme qui sont alors en voie de constitution. Les forces pulsionnelles sexuelles sont détournées de leurs buts sexuels par le Surmoi et les formations réactionnelles (dégoût, pudeur, morale) ou la sublimation engagent le petit d’homme sur la voie d’aspirations esthétiques et idéalistes : c’est à ce moment que l’enfant recommence à se passionner pour les jeux de société, la musique, la lecture, l’écriture, la peinture et autres activités artistiques.

C’est comme si la pulsion désormais refoulée par le travail efficace du Surmoi, l’affect qui lui était lié se déplace et s’associe désormais au matériel verbal et au vocabulaire sexuel. La prononciation de mots obscènes est désormais, à elle seule, décharge de plaisir.

Le comportement, le franc-parler et plus précisément le vocabulaire de Pumbaa illustre à merveille ce stade d’entrée dans la période de latence : la gouaille de Pumbaa, ses mauvaises blagues et ses sous-entendus évocateurs. Pumbaa le « crado » comme l’appelle Timon dans la célèbre chanson Hakuna matata. C’est là que Pumbaa est décrit dans toute sa splendeur sadique-anale :

Un jour, quelle horreur
Il comprit que son odeur
Au lieu de sentir la fleur
Soulevait les cœurs.
 
Mais il y a dans tout cochon
Un poète qui sommeille.
 
Quel martyr
Quand personne
Peut plus vous sentir !
 
Disgrâce infâme
Parfum d’infâme
Inonde mon âme
 
Oh ! Ça pue le drame
Je déclenche une tempête
 
Pitié, arrête !
Chaque fois que je...

« Non Pumbaa, pas devant les enfants ! » arrête Timon. Certes on ne prononce pas de mots obscènes devant les enfants, mais les mots obscènes sont ici désexualisés et renvoyés à un stade d’organisation prégénitale, en l’occurrence le stade anal, stade anal ici revisité puisqu’il y a jeu avec le plaisir de la transgression et l’au-delà de la pudeur et du dégoût.

Hakuna matata, qui veut dire, littéralement, « aucun souci », traduit l’oubli caractéristique de la période de latence. L’expression exprime un Surmoi qui n’a pas besoin d’être tyrannique. Hakuna matata, c’est l’ancêtre du moderne « no soucy ». On y entend tout à la fois une reconnaissance de ces formations réactionnelles que sont la pudeur et le dégoût, mais on y entend aussi, de manière très nette, la transgression et la sublimation.

Le jeu avec le dégoût est très bien illustré par le festin de larves dont se goinfrent d’emblée les trois compères : à la présentation par Timon d’une « larve bien grasse », Pumbaa a le bon goût de préciser que tout cela est « un peu gluant mais appétissant ». « Quelle horreur ! » s’exclame aussitôt Simba qui finira par surmonter ce dégoût et se gaver comme ses hôtes.

Quant à la sublimation, elle se fait déjà entendre dans la manière d’exprimer la pulsion, puisqu’il s’agit, avec le couplet de Pumbaa, d’une tournure poétique : « Il y a dans tout cochon un poète qui sommeille. » Plus généralement, la poésie, la chanson, mais aussi l’écriture argotique et les jeux de mots constituent autant de mode de sublimations des pulsions qui visent à exprimer le matériel inconscient refoulé sur la scène sociale : la censure ainsi contournée, le matériel refoulé (les pulsions du Ça) se voit socialement reconnu et valorisé.

Pumbaa vient d’ailleurs des langues bantoues et signifie « étourdi » en swahili. L’étourdi, c’est celui qui dit des étourderies, des choses plus grosses que lui. C’est ici, à l’évidence, du Ça dont il est question. Le langage ordurier enfantin est toujours un langage argotique et le mot obscène en lui-même est toujours un mot d’esprit. Tels les mots d’esprits et autres blagues [17], la prononciation des mots obscènes procure d’autant plus de plaisir qu’elle permet d’atténuer la tension de la censure et rendre ainsi libre l’énergie psychique jusque-là utilisée à refouler les motions et idées en provenance directe du Ça.

Malheureusement, cette période de découverte et d’apprivoisement des pulsions vitales — pendant laquelle le Surmoi n’est pas encore tyrannique —, prend fin avec la période de la préadolescence. C’est ce moment où l’on voit soudain la crinière de Simbaa prendre forme et s’étoffer sans que celui-ci s’en rende compte. Cette crinière, tant convoitée par le lionceau lorsqu’il était empêtré dans son complexe d’Œdipe, se développe soudain à son insu, et atteint bientôt son plein épanouissement.

Avec la puberté, prend fin le paradis de la période de latence : la vie adulte pointe déjà son nez avec ses gros tracas et ses petits soucis, parfois même ses graves dilemmes et ses difficiles conflits.

La puberté et la rencontre avec Nala

Avec la puberté, les pulsions sexuelles sont réactivées et le tout nouvel adolescent se trouve à nouveau confronté au Surmoi. Ce moment est illustré par la rencontre avec Nala et l’amour qui s’y révèle. Un choix s’offre à Simba : « Je voudrai lui dire Je t’aime mais comment lui avouer ? » chante-t-il en silence.

S’il veut gagner son amour et suivre le Ça, il doit revenir sur la Terre des lions ; mais revenir sur la Terre des lions, c’est s’affronter à nouveau au matériel psychique qu’il a refoulé et, surtout, à l’instance qui l’a refoulé : le Surmoi. Le conflit névrotique entre le Ça et le Surmoi pointe son nez, et le Moi est écartelé. C’est de la manière dont le conflit va se dénouer que dépend l’avenir, névrotique ou non, du jeune adolescent.

Pire, Nala lui révèle que Scar a laissé les hyènes s’emparer du territoire. Là où les lionnes, et Sarabi, sa propre mère en tête, organisaient la gestion et l’approvisionnement de la société, ce sont les hyènes qui désormais sont les reines. La mère une fois en jeu, c’est l’Œdipe qui fait ici son grand retour et réapparaît de manière sournoise au travers de la rencontre avec le premier amour.

Une mère bafouée, sous la dépendance d’un oncle usurpateur, le doute, l’hésitation et la culpabilité qui assaillent le prince héritier, le motif se reconnaît aisément : c’est celui de la célèbre pièce de Shakespeare, Hamlet.

Le motif hamletien

Dès son premier grand ouvrage sur L’Interprétation des rêves, Freud a su remarquer que la pièce de Shakespeare s’enracinait sur le même sol que celui de l’Œdipe-roi de Sophocle [18]. La différence, pour Freud, tient au progrès de la civilisation qui, en premier lieu, tient lui-même, essentiellement, en un progrès du refoulement de la vie affective [19]. Ce qui est révélé au grand jour du destin du héros Œdipe dans la préhistoire de la civilisation, est désormais refoulé dans les méandres des tergiversations du héros moderne : Hamlet. Pour le découvrir, il nous faut désormais procéder à la manière de Freud, comme un fin limier de la cure analytique, traquant le retour du refoulé au travers de toutes ses hésitations et formations de compromis.

Car toute la pièce est construite autour de cette hésitation tragique dont personne ne comprend les véritables motifs, tant l’évidence réclame d’accomplir la vengeance. Hamlet, le passionné, Hamlet le résolu, est soudain comme paralysé, inhibé, maladif et craintif devant la tâche qu’il à accomplir.

Tel Hamlet devant le spectre de son père, Simba, répugne lui aussi à venger son père, alors que celui-ci lui apparaît au firmament et lui demande instamment de reprendre sa place dans le cycle de la vie. Alors que le spectre de Mufasa lui demande clairement de le venger et de déloger son oncle, Simba hésite : « Je sais ce que je dois faire, mais pour revenir, il me faut faire face à mon passé, et je l’ai fuit depuis si longtemps… » avoue-t-il aux jeunes spectateurs.

Le motif hamletien est d’autant plus repérable qu’il a déjà été évoqué par les scénaristes de Disney lorsque Scar, précipitant Mufasa dans sa chute mortelle, marmonne son « Longue vie au roi ! » faisant directement écho au « Bonne nuit, doux prince » d’Horatio, lorsqu’Hamlet meurt à la fin de la pièce, mortellement blessé par la pointe de l’épée empoisonnée de Laërte.

Une autre allusion directe à la pièce de Shakespeare est repérable dans le dessin animé lorsque, Scar monté sur le trône, l’oncle usurpateur demande à Zazu de chanter dans une cage improvisée dans le thorax d’un squelette de bête sauvage. Pendant ce temps, Scar tient en sa main droite un crâne qui fait clairement référence à celui de la célèbre scène où Hamlet joue avec le crâne de Yorick (acte V, scène 1).

Freud nous a depuis longtemps donné la clé de cette pathologique hésitation : si Hamlet tout comme Simba, hésite, c’est parce qu’inconsciemment, il croise dans le regard de l’oncle qu’il doit assassiner, son propre désir œdipien refoulé. S’il ne peut se résoudre à tuer son oncle, c’est parce qu’il se reconnaît en lui : le tuer, c’est se tuer puisque c’est tuer le plus profond désir qui, dans l’inconscient, le constitue. Le neveu partage avec son oncle ce désir fou d’avoir voulu tuer son père :

« Hamlet peut tout, sauf accomplir la vengeance sur l’homme qui a éliminé son père et pris sa place auprès de sa mère, cet homme qui lui montre la réalisation de ses souhaits d’enfance refoulés » [20].

Plus la vengeance se fait pressante, plus le désir œdipien refoulé fait retour et plus la culpabilité, les auto-reproches et les scrupules qu’engendre ce désir se font forts et paralysent cette vengeance. Hamlet est plongé dans le cercle vicieux de l’inhibition.

La rencontre avec Rafiki et la psychanalyse réussie de Simba

Simba réussit à rompre ce cercle vicieux grâce à Rafiki. En bon psychanalyste, celui-ci l’aide à reconnaître en lui ce qu’il ignorait et refoulait jusque-là : son destin et son désir œdipien. C’est d’ailleurs son propre reflet que Simba aperçoit dans l’eau, alors que Rafiki, perché sur son arbre, secoue les branchages et les feuillages en prononçant sarcastiquement des onomatopées incompréhensibles. Le psychanalyste-Rafiki arrive à brouiller la réflexion narcissique de Simba dans l’eau calme, en lançant un caillou dans sa mare, pierre dont l’onde finit par brouiller le reflet imaginaire du héros.

Alors que Simba, énervé par cette présence troublante, demande à Rafiki : « qui es-tu ? », celui-ci lui répond du tac au tac : « dis-moi plutôt qui tu es ? » Le psychanalyste-Rafiki reprend à son compte le fameux Connais-toi toi-même, le célèbre Gnothi seauton grec, le plus ancien des trois préceptes gravés sur le fronton du temple de Delphes, où Œdipe lui-même était venu consulter l’oracle. « Je croyais le savoir, je n’en suis plus très sûr », reconnaît l’analysant Simba. En lui faisant rencontrer le père qui vit en lui, Rafiki invite Simba à reconnaître son désir œdipien. Le singe-psychanalyste n’hésite d’ailleurs pas à asséner un coup de bâton à Simba qui hésiterait à faire face à son conflit. Il procède ainsi comme le maître bouddhiste inspiré de la technique zen, interrompant le silence par un coup de pied ou un coup de bâton. Le psychanalyste se contente d’un sarcasme qui invite l’analysant à trouver les réponses à leurs propres questions et à trancher d’eux-mêmes leurs propres conflits. La psychanalyse-expresse du héros est salvatrice et Simba repart affronter victorieusement son destin et reprendre sa place dans le cycle de la vie.

P.-S.

Ce texte fait partie d’un travail en cours d’élaboration sur la Psychanalyse des contes, des fables et des mythes. Christophe Bormans, « Le Roi lion : L’Œdipe du petit garçon et le meurtre du père », Psychanalyse des contes et dessins animés (Walt Disney expliqué aux adultes), Psychanalyste-paris.com, Paris, décembre 2011.

Notes

[1Freud souligne à cet égard l’attrait irrésistible, le charme et la fascination qu’exercent sur nous les chats et félins et plus généralement les grands animaux de proie (Cf. Sigmund Freud, « Pour introduire le narcissisme », Œuvres complètes, Psychanalyse, volume XII : 1913-1914, PUF, Paris, 2005, pp. 217-245).

[2Marie-Louise von Franz, L’Interprétation des contes de fées, Éd. J. Renard, Coll. « La Fontaine de Pierre », Paris, 1990, p. 51.

[3Cf. par exemple sur ce sujet : Salomon Reinach, « Aetos Prometheus », Cultes, Mythes et Religions, Tome III, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1906, pp. 68-91.

[4En outre, comme le fait habilement remarquer Gabrielle Rubin, les animaux doivent « une bonne partie de l’importance dont ils jouissent dans le mythe et la légende à la façon ouverte dont ils montrent leurs organes génitaux et leurs fonctions sexuelles au petit enfant humain dévoré du désir de savoir ». Comme nous le verrons dans le troisième et le quatrième chapitre de cet ouvrage, l’enfant se montre très tôt extrêmement curieux des questions sexuelles et se forge très tôt ses propres théories quant au coït et à l’accouchement. Ainsi le petit Hans, après avoir vu un lion au zoo, s’écrie-t-il joyeux et excité : « J’ai vu le fait‑pipi du lion ! » « Et le voilà rassuré, précise Gabrielle Rubin, il ne sait toujours pas si tout le monde possède un pénis, mais le fait que le Roi lion en ait un est déjà satisfaisant pour son ego, car il est évidemment plus valorisant de se comparer au roi des animaux qu’à la vache de la ferme » (Gabrielle Rubin, Éloge de l’interdit. Interdit créateur et interdit castrateur, Éd. Eyrolles, Paris, 2011, p. 62).

[5Cf. Sigmund Freud, Lettre à Wilhelm Fliess du 15 octobre 1897, La Naissance de la Psychanalyse, PUF, Paris, 1956, p. 198

[6Sigmund Freud, L’Interprétation du rêve, in Œuvres complètes, Psychanalyse, volume IV : 1899-1900, PUF, pp. 280-317.0

[7Cf. Sigmund Freud, « Les rêves de la mort de personnes chères », L’Interprétation du rêve, Œuvres complètes, Psychanalyse, volume IV : 1899-1900, PUF, pp. 280-317.

[8Cf. par exemple sur ce sujet Sigmund Freud, L’Interprétation du rêve, Œuvres complètes, Psychanalyse, volume IV : 1899-1900, PUF, pp. 395 et suivantes ou l’article sur « Le fétichisme » (1927), La Vie sexuelle, PUF, Bibliothèque de Psychanalyse, Paris, 1969, pp. 133-138.

[9Cf. Sigmund Freud, « La disparition du complexe d’Œdipe » (1923), La Vie sexuelle, PUF, Bibliothèque de Psychanalyse, Paris, 1969, pp. 117-122.

[10Cf. Sandor Ferenczi, « Symbolisme de la tête de méduse », Psychanalyse III, Œuvres complètes, Tome III : 1919-1926, Payot, Paris, 1974, p. 200.

[11Sigmund Freud, « La disparition du complexe d’Œdipe » (1923), La Vie sexuelle, PUF, Bibliothèque de Psychanalyse, Paris, 1969, p. 120.

[12Cf. Sigmund Freud, « On bat un enfant », traduit de l’allemand par Henri Hoesli, in Revue Française de Psychanalyse, Tome VI, n° 3-4, Éd. Denoël et Steele, Paris 1933, pp. 287-288.

[13Sigmund Freud, « On bat un enfant », traduit de l’allemand par Henri Hoesli, in Revue Française de Psychanalyse, Tome VI, n° 3-4, Éd. Denoël et Steele, Paris 1933, p. 288.

[14Sigmund Freud, « La disparition du complexe d’Œdipe » (1923), La Vie sexuelle, PUF, Bibliothèque de Psychanalyse, Paris, 1969, pp. 117-122.

[15Cf. sur ce sujet Otto Rank et Hans Sachs, Psychanalyse et Sciences humaines, PUF, Collection « Bibliothèque de psychanalyse », Paris, 1980, note de bas de p. 61.

[16Cf. Sandor Ferenczi, « Mots obscènes. Contribution à la période de latence », (1910), in Psychanalyse I, Œuvres complètes (1908-1912), Paris, Payot, 1968, pp. 132 et suivantes.

[17Cf. sur ce sujet Sigmund Freud, Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Gallimard, Paris, 1971.

[18Sur le rapprochement entre les motifs hamletiens et œdipiens cf. également E. Jones, Œdipe et Hamlet, Gallimard, Paris, 1980.

[19Cf. sur ce sujet Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, PUF, Paris, 1971.

[20Sigmund Freud, L’Interprétation du rêve, in Œuvres complètes, Psychanalyse, volume IV : 1899-1900, PUF, pp. 307.

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