Échange et travail
« Notre thèse est que l’idée d’un marché s’ajustant de lui-même était purement utopique. Une telle institution ne pouvait exister de façon suivie sans anéantir la substance humaine et naturelle de la société, sans détruire l’homme et sans transformer son milieu en désert. » Telle est la thèse défendue par le célèbre économiste et anthropologue hongrois, Karl Polanyi, dans son remarquable ouvrage de 1944, La grande transformation. En effet, la logique interne du système des échanges de marché réclame que celui-ci étende son emprise non seulement aux biens et aux services, mais également aux trois éléments constitutifs du réel social lui-même. Ces trois éléments, que Polanyi qualifie de « marchandises fictives », sont l’homme, la terre et la monnaie. Elles peuvent être qualifiées de fictives dans la mesure où l’imaginaire humain ne peut que difficilement admettre que le marché vienne couper les liens respectifs qu’elles entretiennent : la terre, « mère de tous les biens » comme le diront les physiocrates, et la monnaie frappée par le Souverain garant de l’ordre social, semblent avoir protégé l’homme de son milieu naturel et hostile depuis le berceau de la civilisation. Or, dans un système généralisé d’échanges, non seulement la terre et la monnaie doivent être soumises à la logique interne de l’économie de marché, mais le travail lui-même, doit pouvoir s’échanger comme toute autre marchandise. Bref, pour l’économie orthodoxe, qu’elle soit classique ou néoclassique, le travail est une marchandise comme une autre. Or Adam Smith n’avait-il pas lui-même mis en évidence que « le travail est la source unique de la richesse » ? Dans ces conditions, faut-il soumettre le travail au même mécanisme d’ajustement que celui des autres marchandises, ou un tel projet risque-t-il d’anéantir définitivement l’homme et sa vie en société ? C’est à ces deux questions que nous tenterons successivement de répondre dans ce chapitre.
Le travail : une marchandise comme une autre
Le raisonnement des économistes classiques quant à la manière dont s’établit l’équilibre sur le marché du travail diffère quelque peu de celui mené par A. C. Pigou et les économistes néoclassiques. Cela est principalement dû au fait que les théories de la valeur de ces deux courants de pensée diffèrent elles-mêmes radicalement. En effet, rappelons que les économistes classiques s’appuient essentiellement sur une théorie de la valeur travail. Le chemin avait du reste déjà été frayé par les penseurs libéraux du XVIIe siècle qui, à l’instar de John Locke, soutenaient que « le travail donne, de loin, la plus grande partie de leur prix aux choses dont nous jouissons en ce monde » (John Locke, Traité du gouvernement civil, 1690). Or cette théorie de la valeur travail obscurcit quelque peu la bonne compréhension des mécanismes d’ajustement sur le marché du travail.
Les mécanismes classiques d’ajustement sur le marché du travail
« Le travail, comme tout autre bien acheté et vendu, et dont la quantité peut varier, a un prix naturel et un prix de marché. » C’est par cette sentence que David Ricardo, dans ses Principes de l’économie politique et de l’impôt (1817), entérine tout le raisonnement de l’économie politique classique vis-à-vis de cette marchandise, que d’aucuns considèrent comme spécifique : le travail. Partisan invétéré de la théorie de la valeur travail chère à l’économie politique classique, D. Ricardo distingue un prix naturel et un prix courant du travail, distinction qui, par la suite, ne sera pas reprise par l’économie néoclassique.
Le prix naturel du travail dépend principalement du prix des subsistances et des choses utiles ou nécessaires à l’entretien de l’ouvrier et de sa famille. Le prix naturel du travail varie non seulement au sein d’un même pays, selon les époques et les niveaux de vie, mais il diffère également, selon ces mêmes critères, d’un pays à l’autre. Comme Marx le précise à la suite de D. Ricardo, « la valeur de la force de travail est déterminée par la valeur des moyens de subsistance nécessaires pour produire, développer, entretenir et perpétuer la force de travail. » (Karl Marx, Salaire, prix et profit, 1865). Pour Marx, la valeur de la force de travail varie également en fonction des époques et des lieux, mais surtout, en fonction du niveau de développement des forces productives, c’est-à-dire en fonction de la richesse sociale de la société prise globalement. Par exemple, la valeur des moyens de subsistance nécessaires à l’entretien de l’ouvrier et de sa famille peut, aujourd’hui, bien entendu, comprendre la valeur d’un réfrigérateur, d’une voiture, etc., alors qu’au début du siècle, le niveau de vie global de la population ne permettait pas d’envisager ces besoins comme indispensables à la reproduction de la force de travail. Précisons que cette manière d’envisager le travail et sa valeur, commune à Marx et Ricardo, est également tout à fait conforme à l’analyse du père fondateur de l’économie politique classique, A. Smith, qui déclare dès 1776 : « il est tout simple que ce qui est d’ordinaire le produit de deux journées ou de deux heures de travail, vaille le double de ce qui n’exige ordinairement qu’un jour ou une heure de travail. » (Adam Smith, Recherches sur les causes et la nature de la richesse des nations, 1776).
Le prix courant du travail est, quant à lui, le prix de marché qui est réellement payé à l’ouvrier, en tant qu’il résulte du pur fonctionnement du mécanisme « naturel » de l’offre et de la demande : « le travail est cher quand il est rare, explique Ricardo, et bon marché quand il est abondant. » Dans ces conditions, une seule question s’impose : la loi de l’offre et de la demande permet-elle de satisfaire aux besoins essentiels de l’homme ? En d’autres termes, le prix courant du travail se conforme-t-il au prix naturel du travail ? Ricardo, comme toute l’économie politique classique, affiche une confiance sans limite dans les mécanismes de marchés : « Quel que puisse être l’écart entre le prix de marché du travail et son prix naturel, affirme-t-il, comme pour les marchandises son prix de marché a tendance à se conformer au prix naturel. » La raison en est simple : à long terme, le salaire réel a toujours tendance à s’égaliser au salaire naturel, dans la mesure où si le salaire courant s’élève, par exemple, à un niveau supérieur au salaire naturel, les ouvriers vont avoir tendance à vivre dans l’opulence et à se reproduire en nombre, de telle sorte qu’à la période suivante, pour une quantité de travail demandée équivalente, la quantité de travail offerte aura augmenté et le prix courant du travail s’abaissera à nouveau au niveau du prix naturel du travail.
Les mécanismes d’ajustement néoclassiques sur le marché du travail
Le raisonnement néoclassique, quant à lui, ne s’embarrasse pas de telles subtilités : « en admettant la libre concurrence des travailleurs et la parfaite mobilité du travail, (...) les taux de salaires ont toujours tendance à s’adapter à la demande de telle façon que tout le monde soit employé. Par conséquent, en condition de stabilité, chacun trouve normalement un emploi. » (A. C. Pigou, La théorie du chômage, 1930).
A. C. Pigou résume à merveille, en 1930, plus d’un siècle de réflexions théoriques sur les problèmes spécifiques que posent les mécanismes d’ajustement sur le marché du travail. Le marché du travail, pour les théoriciens néoclassiques, est également un marché comme les autres. S’y confronte une demande de travail, qui est le fait des entreprises, et une offre de travail, qui est le fait des ouvriers eux-mêmes. La quantité offerte varie en fonction croissante du prix du travail, c’est-à-dire du salaire, tandis que la quantité demandée varie en fonction inverse de ce même salaire. Si la loi de l’offre et de la demande et les conditions de la concurrence sont parfaitement respectées, les mécanismes d’ajustement par les prix détermineront un salaire d’équilibre pour lequel la quantité de travail offerte par les ouvriers sera juste égale à la quantité de travail demandée par les entrepreneurs. Comme Pigou le précise, « le plein emploi n’existe certes pas toujours, mais il tend toujours à s’instaurer. » (A. C. Pigou, The Theory of unemployment, 1930).
Dans cette optique, le chômage est synonyme d’une offre excédentaire de travail émise par les travailleurs eux-mêmes, par rapport à la quantité de travail demandée par les entreprises. Or, si les conditions de la libre concurrence sont respectées, les travailleurs vont se faire concurrence et abaisser leurs prétentions salariales jusqu’à ce que les entrepreneurs jugent opportun d’embaucher d’avantage de main-d’oeuvre, le salaire étant désormais moins élevé. À l’inverse, en situation de relatif excédent de la quantité de travail demandée par les entreprises par rapport à la quantité offerte, le salaire doit augmenter jusqu’à ce que ce niveau décide les travailleurs qui, auparavant, pour un salaire moins élevé, ne souhaitaient pas travailler, à se remettre finalement au travail. La conclusion de Pigou est simple : « Dès lors, le chômage qui existe en réalité est entièrement dû aux modifications constantes de la demande et à la viscosité qui empêche l’ajustement du salaire d’être immédiat. » (A. C. Pigou, The Theory of unemployment, 1930). En effet, dans ces conditions, le chômage ne peut être attribué qu’à une unique cause : le non-respect de la libre concurrence. En d’autres termes, le chômage est uniquement dû au refus de la main-d’oeuvre de travailler pour le salaire d’équilibre, et donc de jouer le jeu de l’offre et de la demande. Les travailleurs n’acceptent pas les règles élémentaires de la libre concurrence, lesquelles stipulent qu’en situation d’offre excédentaire de main-d’oeuvre, le salaire d’équilibre s’abaisse : le chômage est qualifié de volontaire. Les travailleurs ne jouent pas le jeu et, en se groupant en syndicats dans l’unique but de résister à la baisse des salaires réclamée par les mécanismes autorégulateurs du marché, ils fuient la loi de l’offre et de la demande, ils fuient la réalité.
De la mort au chômage involontaire.
Petit aperçu des ajustements spécifiques sur le marché du travail
En fait, contrairement à ce que l’on aurait pu penser, la notion de chômage ne fait son apparition que très tardivement dans le débat économique. En effet, il faut attendre le début du XXe siècle, pour qu’une véritable réflexion théorique s’organise autour de ce problème. La raison peut sembler cruelle, elle a cependant le mérite d’être simple : tant que la mort fait partie intégrante de la vie, la notion de chômage n’a aucune raison d’exister. En termes freudiens, l’on dirait qu’il faut attendre que les civilisations refoulent la mort, pour voir émerger la notion de chômage. Or, dans la pensée classique, rien de tel. Le raisonnement des économistes classiques ne laisse subsister aucune ambiguïté à cet égard.
La mort comme mécanisme d’ajustement sur le marché du travail
« Ce n’est que lorsque à force de privations le nombre des ouvriers se trouve réduit, ou que la demande de bras s’accroît, que le prix courant du travail remonte de nouveau à son prix naturel. L’ouvrier peut alors se procurer encore une fois les jouissances modérées qui faisaient son bonheur. » (David Ricardo, Les Principes de l’économie politique et de l’impôt, 1817). Lorsque le salaire courant tombe au-dessous du salaire naturel, « le nombre d’ouvriers se trouve réduit », c’est-à-dire qu’ils meurent. Du reste, avant que le système économique du marché ne prenne en charge la régulation du système social dans son ensemble, la régulation de la population se faisait essentiellement, comme le souligne T. R. Malthus, « à travers les famines, les maladies, les guerres » (T. R. Malthus, Essai sur le principe de population, 1798). Par conséquent, l’ère industrielle et capitaliste ne change rien aux données fondamentales du problème. Dans une économie de marché, le fait que le salaire tombe plus bas que le niveau de subsistance, équivaut aux famines aux guerres ou aux épidémies des économies précapitalistes. Il n’y a aucune raison que l’économie politique classique pense un problème spécifique qui s’appellerait le chômage. D’ailleurs, le révérend T. R. Malthus ne mâche pas ses mots lorsque, dans la préface à la première édition de son célèbre Essai sur le principe de population, il déclare : « Un homme qui est né dans un monde déjà possédé, s’il ne peut obtenir de ses parents la subsistance qu’il peut justement lui demander, et si la société n’a pas besoin de son travail, n’a aucun droit de réclamer la plus petite portion de nourriture et, en fait, il est de trop au banquet de la nature ; il n’a pas de couvert vacant pour lui. Elle lui recommande de s’en aller et elle mettra elle-même promptement ses ordres à exécution. »
L’on connaît la fameuse loi de Malthus selon laquelle, « lorsque la population n’est arrêtée par aucun obstacle, elle double tous les vingt-cinq ans, et croit ainsi de période en période selon une progression géométrique. » Or, la quantité optimale de la population d’un pays étant, selon Malthus également, déterminée par la quantité d’occupation ou d’emploi qu’il est possible d’y mettre en oeuvre, la nature ne fait que son travail en recommandant au chômeur éventuel de s’abstenir de venir au monde, et elle se charge de l’en faire repartir s’il n’avait pas eu la bonne idée d’écouter ses bons conseils.
Cependant, les raisonnements menés par les économistes classiques sur les mécanismes d’ajustement de long terme sur le marché du travail, et notamment ceux de T. R. Malthus et de A. Smith, reposent sur deux hypothèses qui s’avèrent très vite hautement contestables : d’une part, la population croit avec le niveau de vie et, d’autre part, la croissance des subsistances nécessaires à l’entretien de cette population se fait à un rythme arithmétique.
Il n’y a pas meilleure illustration de la première hypothèse, que celle que nous fournit la fameuse formule de Richard Cantillon, selon laquelle « les hommes se multiplient comme des souris dans une grange, s’ils ont les moyens de subsister sans limitation. » (Richard Cantillon, Essai sur le commerce en général, 1755). Or cette hypothèse ne semble pas résister à l’épreuve des faits, dans la mesure où on peut encore aujourd’hui constater que c’est justement dans les pays les plus riches, c’est-à-dire connaissant un niveau de vie relativement élevé, que la croissance de la population se fait au rythme le plus faible, tandis que c’est dans les pays les plus pauvres, que cette croissance est difficilement maîtrisable. La première hypothèse du raisonnement classique paraît donc largement réfutée par les faits historiques empiriques. Qu’en est-il de la seconde ?
La seconde hypothèse émise par T. R. Malthus dans sa fameuse loi de la population, soutient que la croissance de la production ne s’effectue, contrairement à celle de la population, qu’à un rythme arithmétique. Or Ricardo semblait déjà extrêmement sceptique quant à l’hypothèse pessimiste malthusienne : « on a calculé, estime-t-il, que dans des circonstances favorables, la population pouvait doubler dans vingt-cinq ans. Mais, dans des circonstances tout aussi favorables, le capital national pourrait fort bien avoir doublé en moins de temps. » (David Ricardo, Les principes de l’économie politique et de l’impôt, 1812). Les faits empiriques semblent indéniablement avoir donné raison à Ricardo, n’en déplaise à Malthus. Selon des chiffres très généraux, mais suffisamment représentatifs pour notre propos, le taux de croissance annuel moyen du PIB total des principaux pays européens durant la période du capitalisme commercial (1700-1820) était de 0,6 %, tandis que ce rythme s’est élevé à 2,5 % par an à la période suivante (1820-1980) (A. Maddison, Les phases du développement capitaliste, Economica, 1981). D’un point de vue théorique, T. R. Malthus et les classiques dans leur ensemble, n’ont pas su entrevoir, à l’inverse de D. Ricardo, l’extraordinaire potentiel de croissance que présentait le système capitaliste.
Par conséquent, si les deux hypothèses qui sous-tendent le raisonnement des classiques en matière de chômage et d’emploi s’avèrent invalidées, il est absolument nécessaire de revoir le problème du travail au sein d’un corpus théorique apuré des craintes populationnistes des penseurs du XVIIIe et du XIXe siècle.
La notion de « chômage involontaire »
« En dehors du chômage “de frottement” et du chômage “volontaire” il n’y a pas de place pour aucune autre sorte de chômage. Les postulats classiques n’admettent pas la possibilité d’une troisième catégorie, que nous définirons par la suite, le chômage “involontaire”. » (J. M. Keynes, La Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, 1936). C’est donc précisément le raisonnement de son collègue de l’université de Cambridge, A. C. Pigou, que J. M. Keynes va prendre pour cible, lorsqu’en 1936, il va s’attaquer à la théorie de l’emploi des économistes néoclassiques, en tentant de démontrer qu’à raisonner macro-économiquement, c’est-à-dire sur l’ensemble des comportements sociaux et en prenant en compte, simultanément, l’ensemble des variables économiques, le système du marché n’est pas autorégulateur. J. M. Keynes introduit par là même, au sein de l’analyse économique, une troisième catégorie de chômage, le chômage involontaire. Le raisonnement est aussi sublime que limpide : « Une baisse des salaires réels, due à la hausse des prix non accompagnée d’une hausse des salaires nominaux, ne fait pas baisser, en règle générale, l’offre de main-d’oeuvre dont on dispose au salaire courant au-dessous de la quantité effectivement employée avant la hausse des prix. Supposer qu’une hausse des prix puisse avoir ce résultat, c’est supposer que toutes les personnes actuellement dépourvues d’emploi, quoique désireuses de travailler au salaire courant cesseraient d’offrir leurs services en cas d’une hausse même limitée du coût de la vie. C’est sur cette étrange proposition que la Théorie du chômage du Professeur Pigou paraît reposer et c’est elle qu’admettent implicitement tous les membres de l’école orthodoxe. » (J. M. Keynes, La Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, 1936).
Tout le raisonnement de Pigou, rappelons-le, repose sur le fait que, dans un système où règne la concurrence pure et parfaite sur tous les marchés, la baisse des salaires acceptée par les travailleurs ne leur est pas préjudiciable en termes de besoins fondamentaux, dans la mesure où la baisse du niveau général des prix (ou simplement du rythme de l’inflation) qui pourra en résulter, leur permettra très vite de retrouver un niveau de vie confortable, une fois l’économie assainie. Cependant, Keynes observe que, puisque dans la réalité, c’est-à-dire au quotidien, le salaire discuté et établi entre l’entrepreneur et la main-d’oeuvre est un salaire nominal, le salaire réel, lui, le seul que prend en compte la théorie néoclassique, n’est déterminé qu’après-coup. Par conséquent, si la main-d’oeuvre a bien la possibilité de résister à la baisse des salaires nominaux, elle n’a aucun moyen de résister à l’augmentation de l’indice général des prix des biens de consommation. Or, lorsque cet indice augmente, cela constitue bien la baisse du salaire réel réclamée à corps et à cris par la théorie néoclassique.
La question que pose J. M. Keynes est alors la suivante : pourquoi, alors que le salaire réel diminue effectivement sous le coup de l’augmentation de l’indice général des prix, le chômage persiste-t-il ? La raison en est simple : c’est que les comportements prêtés aux agents par la théorie économique orthodoxe dans ses modèles théoriques ne sont pas conformes à ceux que l’on peut observer dans la réalité économique. La courbe d’offre de travail établi par la théorie néoclassique ne décrit en fait rien d’autre que le comportement supposé de la main-d’oeuvre. Elle stipule la quantité de main-d’oeuvre disposée à travailler en fonction des différents niveaux de salaire. Plus ce salaire est élevé, plus le nombre de travailleurs disposé à travailler est élevé. À l’inverse, cela suppose que, plus le salaire réel diminue, plus un nombre croissant de travailleurs prend le parti de ne pas travailler pour un salaire aussi faible. C’est, selon la théorie néoclassique, leur propre choix, et il est donc issu d’une attitude volontaire, et c’est pour cette raison que le chômage qui lui est associé est lui-même qualifié de cette même manière. Ainsi, dans le modèle théorique du marché du travail, pour que la baisse du salaire réel puisse rétablir l’équilibre sur le marché du travail, un type de comportement particulier doit nécessairement être adopté de la part de la main-d’oeuvre : l’équilibre ne se rétablit que si et seulement si, un nombre suffisant de travailleurs se retire du marché du travail parce que le salaire réel y est désormais trop faible. Afin que les vues de la théorie économique orthodoxe en matière de chômage soient valables, il faut que, toutes choses égales par ailleurs, à chaque fois que l’indice général des prix augmente, un nombre croissant de travailleurs se retire du marché du travail en déclarant que le jeu n’en vaut pas la chandelle ! Autrement dit, étant donné ce que cela rapporte, cela ne vaut pas le coup de travailler ! Quelle étrange supposition, déclare J. M. Keynes. Que chacun puisse mener un tel raisonnement dans son for intérieur, personne n’en doute, mais cela ne peut pas empêcher la main-d’oeuvre de se présenter sur le marché du travail, sinon comment ferait-elle pour gagner sa vie et acheter les subsistances nécessaires à son entretien ? Le modèle théorique de l’économie orthodoxe est un modèle idéal et non conforme à la réalité des faits économiques et, pourrait-on dire, au
principe élémentaire de réalité.
En fait, J. M. Keynes nous démontre tout simplement que le marché du travail tel que le décrit la théorie néoclassique, c’est-à-dire celui où se détermine, simultanément, par le jeu de l’offre et de la demande, le salaire réel et le plein-emploi, n’existe tout simplement pas : « des raisons (...) nous empêchent d’admettre que le niveau général des salaires réels puisse être déterminé par les négociations de salaires. L’école classique, en supposant que les contrats de salaire peuvent déterminer le salaire réel, a fait une hypothèse arbitraire. » (J. M. Keynes, La Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, 1936). À la suite de ce constat keynésien de l’inexistence tant du marché du travail que de ses mécanismes autorégulateurs d’ajustements, l’État-providence, profitant à la fois du nouveau contrat social que le sang versé durant les deux guerres mondiales semblait nécessiter et d’une conjoncture de croissance économique exceptionnelle, s’est engagé à garantir à l’individu un salaire minimum de subsistance, un salaire naturel auraient dit les économistes classiques. Ce faisant, la notion d’emploi vient se substituer à la notion de travail, laquelle est refoulée dans l’histoire économique de l’industrialisation. Notre modèle actuel de société a-t-il pour autant, comme le souhaitait Keynes, ajourné définitivement le problème du travail ? Rien n’est moins sûr. « Trois heures de travail chaque jour par roulement ou une semaine de quinze heures peuvent ajourner le problème pour un bon moment », écrivait J. M. Keynes au lendemain de la Grande Dépression (Essais sur la monnaie et l’économie, 1931). Si aujourd’hui nous semblons être entrés, après l’ère de la consommation de masse, dans celle de la consommation de loisirs, comme d’aucuns semblent s’en réjouir, le problème du travail ne semble pas pour autant résolu, et ne semble pas pouvoir l’être avant longtemps. Peut-être est-ce tout simplement parce que comme le disait Voltaire, le travail, bien plus qu’une marchandise comme le soutient l’économie politique, « est souvent le prix du plaisir » ; et Voltaire s’empressait d’en conclure : « Je plains l’homme accablé du poids de son loisir. »